Hardelot
En novembre 2000, un groupe d'architectes et d'urbanistes s'enferme au dernier étage de l'Hôtel du Parc, à Hardelot, pour travailler huit jours non-stop. Une «charrette» à l'américaine. Hardelot est une station balnéaire méconnue de la Côte d'Opale, à mi-distance entre Boulogne-sur-Mer et Le Touquet. Deux mille habitants l'hiver, seize mille l'été. Grandes plages du Nord, air vif, sable qui s'infiltre partout les jours de tempête. La regrettable originalité de cette station est qu'elle tourne le dos à la mer. Le long de la plage, il n'y a rien d'autre qu'une barre d'immeubles moches et rudimentaires qui semblent avoir naturellement pris la relève des bunkers de la dernière guerre, comme si l'on continuait de craindre une invasion venue du large. C'est ainsi qu'un véritable mur s'est dressé entre la station et la Manche, ce qui n'était assurément pas l'idée de départ.
Il n'y a aucun hôtel près de la plage, et le groupe de travail a dû s'installer dans un établissement situé à plus de deux kilomètres de la mer, dans une forêt de pins où quelques belles villas ont
poussé autour de deux parcours de golf. Une dizaine de personnes sont réunies, en particulier les architectes urbanistes Léon Krier et Maurice Culot. Elles ont une grosse semaine pour produire les grands traits de ce qui sera, sur une vingtaine d'hectares, le nouveau Hardelot. Le groupe a pour mission de renouer avec l'esprit expérimental des promoteurs des lieux, qui ont, il y a exactement un siècle, créé une ville nouvelle qui a eu ses heures de gloire.
Petites villes champignons
En 1907, l'architecte lillois Louis-Marie Cordonnier achève le plan du lotissement d'Hardelot-Plage. En ce début de XXe siècle surgissent le long du littoral de la Manche de petites villes champignons, spirituellement tournées vers l'Angleterre, qui cherchent à flatter un nouvel art de vivre fait de sports chic et de grand air. Sur de vastes terrains dunaires privés, qui sont en général des propriétés unifamiliales, des architectes tracent pour une élite les plans de grands lotissements expérimentaux : l'absurde structure en étoile de Stella-Plage, autre petite station de la Côte d'Opale, ou encore le grand rêve de Mayville, imaginée près du Touquet, qui ne verra jamais le jour. L'Europe n'a pas de Far West à coloniser, mais elle découvre sur son littoral des bouts du monde encore sauvages où un urbanisme balbutiant p
eut faire ses gammes au milieu des oyats et des ajoncs. Louis-Marie Cordonnier (1854-1940) a déjà un nom : il a construit huit églises, quatre hôtels de ville, le théâtre et la Bourse du commerce de Lille. En 1905, il a emporté le concours du Palais de la paix à La Haye, siège de l'actuelle Cour internationale de justice, conçu dans un style néo-Renaissance et réalisé en granit, grès et brique rouge. A Hardelot, l'architecte lillois veut réaliser une forme de déclinaison balnéaire de Letchworth, la cité-jardin imaginée vers 1903 par Barry Parker et Raymond Unwin (située dans le Hertfordshire, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Londres). Le plan de Cordonnier, très aéré, converge vers une place occupée par six courts de tennis en terre battue et entourée de jolies villas. Les commerces sont décentrés. Toute la philosophie de cette ville nouvelle voulue par le promoteur anglais John Whitley (qui fit fortune dans l'industrie du linoléum et s'illustra d'abord au Touquet) se trouve là : d'abord le sport, ensuite le sport ; après, on verra.
Aujourd'hui, on ne voit plus très bien. Les ravages de la Seconde Guerre mondiale ont été mortels pour Hardelot. La plupart des villas ont été détruites pour fournir des matériaux de construction aux Allemands. Les bombardements alliés ont achevé le travail. La place des tennis accueille un vague jardin public, et la géométrie des axes n'a plus aucun sens. Après guerre, les terrains sont passés aux mains de la famille Lesur. Une architecture sans rime ni raison s'est développée, le béton a fermé le front de mer, Hardelot-Plage est devenu un no man's land. Seule la partie forêt (le «grand parc») s'en est tirée grâce au golf : des Boulonnais aisés, dont beaucoup de médecins, s'y sont fait construire des résidences principales. Si bien que la forêt d'Hardelot s'est muée en «Neuilly de Boulogne-sur-Mer», selon une expression locale.
Continuité du schéma
C'est cet héritage singulier que contemple, en ce mois de novembre 2000, la «charrette» réunie à l'Hôtel du Parc. Il faut être fidèle au passé, et surtout ne pas rajouter au chaos ambiant. Le groupe de travail s'est mis à phosphorer, non pas à la demande de la municipalité, mais à celle d'un promoteur belge qui pense pouvoir réveiller la station. Comme un siècle plus tôt, c'est en effet le privé, et non les pouvoirs publics, qui mène la danse. En 1999, la famille Lesur a revendu la Société du domaine d'Hardelot à Nicolas Boissonnas, patron du groupe Open Golf Club, qui a gardé les parcours de golf et revendu les terrains encore constructibles à la
Compagnie du Zoute, l'aménageur de la jolie belge Knokke-le-Zoute. Alliée au groupe franco-néerlandais Colbert Orco, la Compagnie du Zoute affirme vouloir faire du «haut de gamme», dans la continuité du schéma de Louis-Marie Cordonnier, mais à la p
ortée d'une clientèle forcément plus populaire que celle du début du XXe siècle. L'heure n'est plus aux luxueuses villas, mais à l'habitat collectif aisé les prix devraient se situer dans les 4 000 euros le mètre carré, le prix du marché à Hardelot actuellement. Le promoteur prévoit la construction, sur quinze à vingt ans, d'un millier d'appartements. L'autoroute A16, ouverte vers le milieu des années 90, draine vers la station une nouvelle clientèle de Belges, de Néerlandais et de Britanniques.
Patrimoine naturel
Quend-Plage, Merlimont, Sainte-Cécile-Plage, Ambleteuse... La Côte d'Opale, c'est une ribambelle de petites stations balnéaires qui s'étire de la Belgique à la côte picarde. Le Touquet est la plus connue, et la plus fréquentée. La plupart des autres vivent quelques semaines l'été, redeviennent fantômes l'hiver. Pourtant, les longues plages qui se découvrent largement à marée basse et les massifs dunaires de cette côte constituent un patrimoine naturel dont la valeur est de plus en plus appréciée. Depuis un an, les dunes sont interdites à l'Enduro, cette compétition de motos créée en 1975 au Touquet. Près de Fort-Mahon (Somme), le promoteur Pierre et Vacances a créé l'«écovillage» de Belle-Dune, ensemble réussi de petites maisons de toutes les couleurs. Après des décennies de bétonnage de front de mer, la Côte d'Opale espère un tourisme respectueux de l'environnement, porteur d'une architecture apaisée. A son tour, Hardelot veut redécouvrir sa plage et tenter d'y fixer une population permanente.
Le groupe Arcas, spécialisé dans la conception de nouveaux quartiers, anime la «charrette» avec quelques principes inspirés du «New Urbanism». Ce courant, né aux Etats-Unis dans les années 80 autour de l'idée de «village urbain», prétend réussir un mélange convivial de commerce et d'habitations de manière à ce que les gens n'aient pas besoin de prendre leur voiture à tout bout de champ. A Hardelot, qui renoue avec son passé expérimental, cela doit se traduire par une conception en îlots aérés qui ménageront des perspectives et une «coulée verte». Un nouveau centre sera créé, des nouvelles rues et places tracées, tandis que des architectures puisant dans le régionalisme comme dans le modernisme seront adoptées pour les futurs bâtiments. Pour autant que le projet commercial soit un succès.
Maurice Culot, grand amateur de patrimoine balnéaire et d'art nouveau, aime à dire qu'il faut inventer une histoire en même temps qu'un quartier : «Pour faire vrai, il faut faire faux», rappelle l'architecte. A Val-d'Europe, près de Disneyland Paris, Arcas a imaginé un ensemble d'une centaine de logements («de Medici») autour d'un jardin et d'une villa de style italien peinte en rouge pompéien pour jouer avec une légende selon laquelle un cardinal proche de Marie de Médicis serait passé dans le coin. Mince prétexte, mais idée structurante. A Hardelot, la fantaisie balnéaire permettra beaucoup plus de choses «fausses» qui feront «vrai» : il y aura du colonial, de l'anglo-normand, des évocations de phare et même, pour un immeuble de la rue des Anglais baptisé «Victory», une reconstitution de la poupe du navire de Nelson !
Les 100 ans de la station
Durant l'été 2001, le «master plan» du nouveau quartier, élaboré en concertation avec la mairie de Neufchâtel-Hardelot, est présenté à la population. «Il y avait un monde fou», se souvient Bernard Delecour, premier adjoint de Neufchâtel-Hardelot en charge de l'urbanisme. Les concepteurs du projet sont allés jusqu'à proposer des aménagements hors de leur péri
mètre : suppression d'un immeuble qui, au bout de la rue commerçante, bouche la perspective vers la mer, ou encore ajout d'un clocher à l'église. Propositions rejetées. Mais le reste n'est amendé qu'à la marge. Un protocole d'accord est signé avec la municipalité. Depuis, les complexités administratives et des recours de riverains ont fait que le premier immeuble du nouveau quartier ne sortira de terre que cet été. Pile pour les 100 ans de la station, célébrés en juin en présence de la petite-fille de Louis-Marie Cordonnier.
Vues de Belgique, qui ne possède que 67 kilomètres de littoral pour 10 millions d'habitants, les stations en friche de la Côte d'Opale peuvent apparaître comme un véritable gâchis. Mais, même niés par un front de mer saccagé, les trois kilomètres de plage d'Hardelot bordés d'espaces dunaires classés restent un patrimoine précieux, au moins aux yeux des étrangers. Selon le Belge Philippe Muylle, responsable du projet pour la Compagnie du Zoute, la clientèle qui se dessine pour le nouveau quartier serait belge à 40 % et britannique à 20 %. Les Français seraient en minorité (moins de 40 %). Le rêve de John Whitley, créer une station authentiquement européenne, finirait ainsi par se réaliser.
Dans l'immédiat, l'opération ne peut faire guère mieux que sauver les meubles dans un environnement dégradé, puisqu'il n'est pas question de toucher aux constructions improbables du front de mer. Un jour peut-être ce «mur de l'Atlantique» finira par tomber de lui-même. A moins que, le temps faisant des miracles, on ne finisse par voir dans cette digue-promenade comme un train fantôme des aberrations architecturales des années 50 à 70.